La Dispute - Scène 6

CARISE, ÉGLÉ, MESROU, AZOR.

AZOR.
Eh ! c’est Carise et Mesrou, ce sont mes amis.

ÉGLÉ, gaîment.
Ils me l’ont dit ; vous êtes fait exprès pour moi, moi faite exprès pour vous, ils me l’apprennent ; voilà pourquoi nous nous aimons tant ; je suis votre Églé, vous mon Azor.

MESROU.
L’un est l’homme, et l’autre la femme.

AZOR.
Mon Églé, mon charme, mes délices, et ma femme !

ÉGLÉ.
Tenez, voilà ma main ; consolez-vous d’avoir été caché. (À Mesrou et à Carise.) Regardez, voilà comme il faisait tantôt ; fallait-il appeler à mon secours ?

CARISE.
Mes enfans, je vous l’ai déjà dit, votre destination naturelle est d’être charmés l’un de l’autre.

ÉGLÉ, le tenant par la main.
Il n’y a rien de si clair.

CARISE.
Mais il y a une chose à observer, si vous voulez vous aimer toujours.

ÉGLÉ.
Oui, je comprends, c’est d’être toujours ensemble.

CARISE.
Au contraire ; c’est qu’il faut de temps en temps vous priver du plaisir de vous voir.

ÉGLÉ, étonnée.
Comment ?

AZOR, étonné.
Quoi ?

CARISE.
Oui, vous dis-je ; sans quoi ce plaisir diminuerait et vous deviendrait indifférent.

ÉGLÉ, riant.
Indifférent, indifférent, mon Azor ! ah ! ah ! ah !… la plaisante pensée !

AZOR, riant.
Comme elle s’y entend !

MESROU.
N’en riez pas, elle vous donne un très-bon conseil ; ce n’est qu’en pratiquant ce qu’elle vous dit là, et qu’en nous séparant quelques fois, que nous continuons de nous aimer, Carise et moi.

ÉGLÉ.
Vraiment, je le crois bien ; cela peut vous être bon à vous autres qui êtes tous deux si noirs, et qui avez dû vous enfuir de peur la première fois que vous vous êtes vus.

AZOR.
Tout ce que vous avez pu faire, c’est de vous supporter l’un l’autre.

ÉGLÉ.
Et vous seriez bientôt rebutés de vous voir si vous ne vous quittiez jamais, car vous n’avez rien de beau à vous montrer ; moi, qui vous aime, par exemple, quand je ne vous vois pas, je me passe de vous ; je n’ai pas besoin de votre présence ; pourquoi ? C’est que vous ne me charmez pas ; au lieu que nous nous charmons, Azor et moi ; il est si beau, moi si admirable, si attrayante, que nous nous ravissons en nous contemplant.

AZOR, prenant la main d’Églé.
La seule main d’Églé, voyez-vous, sa main seule, je souffre quand je ne la tiens pas ; et quand je la tiens, je me meurs si je ne la baise ; et quand je l’ai baisée, je me meurs encore.

ÉGLÉ.
L’homme a raison ; tout ce qu’il vous dit là, je le sens ; voilà pourtant où nous en sommes ; et vous qui parlez de notre plaisir, vous ne savez pas ce que c’est ; ne le comprenons pas, nous qui le sentons ; il est infini.

MESROU.
Nous ne vous proposons de vous séparer que deux ou trois heures dans la journée.

ÉGLÉ.
Pas une minute.

MESROU.
Tant pis.

ÉGLÉ.
Vous m’impatientez, Mesrou ; est-ce qu’à force de nous voir nous deviendrons laids ? Cesserons-nous d’être charmans ?

CARISE.
Non, mais vous cesserez de sentir que vous l’êtes.

ÉGLÉ.
Eh ! qu’est-ce qui nous empêchera de le sentir, puisque nous le sommes ?

AZOR.
Églé sera toujours Églé.

ÉGLÉ.
Azor toujours Azor.

MESROU.
J’en conviens, mais que sait-on ce qui peut arriver ? Supposons par exemple que je devinsse aussi aimable qu’Azor, que Carise devînt aussi belle qu’Églé.

ÉGLÉ.
Qu’est-ce que cela nous ferait ?

CARISE.
Peut-être alors que, rassasiés de vous voir, vous seriez tentés de vous quitter tous deux pour nous aimer.

ÉGLÉ.
Pourquoi tentés ? Quitte-t-on ce qu’on aime ? Est-ce là raisonner ? Azor et moi nous nous aimons, voilà qui est fini ; devenez beaux tant qu’il vous plaira, que nous importe ? Ce sera votre affaire ; la nôtre est arrêtée.

AZOR.
Ils n’y comprendront jamais rien ; il faut être nous pour savoir ce qui en est.

MESROU.
Comme vous voudrez.

AZOR.
Mon amitié, c’est ma vie.

ÉGLÉ.
Entendez-vous ce qu’il dit, sa vie ? comment me quitterait-il ? Il faut bien qu’il vive, et moi aussi.

AZOR.
Oui, ma vie ; comment est-il possible qu’on soit si belle, qu’on ait de si beaux regards, une si belle bouche, et tout si beau ?

ÉGLÉ.
J’aime tant qu’il m’admire !

MESROU.
Il est vrai qu’il vous adore.

AZOR.
Ah ! que c’est bien dit, je l’adore ! Mesrou me comprend, je vous adore.

ÉGLÉ
Adorez donc, mais donnez-moi le temps de respirer ; ah !

CARISE.
Que de tendresse ! j’en suis enchantée moi-même ! Mais il n’y a qu’un moyen de la conserver, c’est de nous en croire ; et si vous avez la sagesse de vous y déterminer, tenez, Églé, donnez ceci à Azor ; ce sera de quoi l’aider à supporter votre absence.

ÉGLÉ
Comment donc ! je me reconnais ; c’est encore moi, et bien mieux que dans les eaux du ruisseau ; c’est toute ma beauté, c’est moi ; quel plaisir de se trouver partout ! Regardez Azor, regardez mes charmes.

AZOR.
Ah ! c’est Églé, c’est ma chère femme ; la voilà, sinon que la véritable est encore plus belle.

(Il baise le portrait.)

MESROU.

Du moins cela la représente.

AZOR.
Oui, cela la fait désirer. (Il le baise encore.)

ÉGLÉ.
Je n’y trouve qu’un défaut ; quand il le baise, ma copie à tout.

AZOR, prenant sa main qu’il baise.
Ôtons ce défaut-là.

ÉGLÉ.
Ah çà ! j’en veux autant pour m’amuser.

MESROU.
Choisissez de son portrait ou du vôtre.

ÉGLÉ.
Je les retiens tous deux.

MESROU.
Oh ! il faut opter, s’il vous plaît ; je suis bien aise d’en garder un.

ÉGLÉ.
Eh bien, en ce cas-là, je n’ai que faire de vous pour avoir Azor, car j’ai déjà son portrait dans mon esprit ; aussi donnez-moi le mien, je les aurai tous deux.

CARISE.
Le voilà d’une autre manière. Cela s’appelle un miroir ; il n’y a qu’à presser cet endroit pour l’ouvrir. Adieu, nous reviendrons vous trouver dans quelque temps ; mais, de grâce, songez aux petites absences.

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